Ma vie a changé le jour où je suis allée prendre sa commande en terrasse. C’était un jour d’été, le soleil commençait à disparaître derrière les immeubles. Sa lueur rougeoyante donnait l’impression que toute la rue s’embrasait, et pourtant une brise me faisait trembler sous mon tablier. Il était seul, les jambes croisées, des lunettes de soleil sur le nez et ce dernier plongé dans un livre posé sur son genou. Lui ne frissonnait pas. Il réclama sans lever les yeux vers moi un café que j’apportai en souriant. Et lorsqu’il me remercia d’un léger souffle, je remarquai son accent qui roulait sur sa langue.

– Écosse, quarante ans, se contenta-t-il de répondre à ma curiosité en tournant une page.

Je souris de plus belle, l’Écosse m’a toujours fascinée, et lui demandai s’il était ici en vacances. On reprochait souvent d’être trop intrusive. Et lui ne dérogea pas à la règle, puisqu’il me répondit sèchement que non.

- Je suis ici pour lire, conclut-il.

Il revint plusieurs semaines plus tard. Nous avions laissé la terrasse dehors malgré la pluie qui tombait à petites gouttes. Ça ne l’arrêta pas. Il s’installa à la même table pour lire sous un parapluie calé entre ses jambes. Il avait l’air grotesque et les autres clients, derrière la vitrine, riaient de ce spectacle incongru. Je lui servis un thé vert et lorsque je plaisantai en lui proposant de rentrer avec tout le monde plutôt que d’attraper une pneumonie, il posa les yeux sur moi pour la première fois.

- La pneumonie me conviendra parfaitement, merci.

Il me laissa un pourboire conséquent, et partit quelques minutes plus tard en sifflotant.

Quinze jours plus tard, nous eûmes notre premier échange. Un véritable échange, j’entends.

- Monsieur, je vais vous demander de ne pas lire ce genre d’ouvrages ici, plaisantai-je en le voyant feuilleter un roman de gare, toujours à cette table de terrasse malgré le froid qui commençait à nous mordre les doigts.

Il me signifia combien il n’en avait « rien à foutre de mon avis » et me demanda pourtant conseil, m’expliquant très sobrement que sa vie en Écosse l’avait éloigné de la culture française, et qu’il essayait de se mettre à jour dans ce qui se faisait de plus répandu. Je découvris un homme passionné par l’art sous toutes ses formes. Ses connaissances n’étaient ni extraordinaires ni académiques, mais il abordait chaque thème avec passion. Il découvrit non sans exaspération ma passion à moi, pour la littérature et les sciences humaines par exemple. Il finit par soupirer, lever les yeux au ciel et en vint même à réclamer qu’on m’entraîne loin de lui. Car rien ne pouvait plus me faire taire. J’en vins à lui expliquer mes études, le mémoire sur lequel j’étais en train de plancher.

Et je découvris malgré moi son don pour clore une conversation.

- Et vous, qu’est-ce que vous faites en ce moment ?
- Oh, maintenant que j’ai fini d’enterrer ma femme, mon père et ma mère, je vais pouvoir penser un peu à moi. Merci pour les conseils !

Pour la première fois, il me sourit à pleine dent. Franchement, sincèrement. Pas pour me rassurer, ni pour se cacher. Mais simplement pour me remercier. Ce jour-là, c’est moi qui restai devant cette table de terrasse, abasourdie par le décalage entre ses mots et son ton.

Eugène revint pourtant la semaine suivante, et celle d’après. Jusqu’à deux fois par semaine. Puis trois. Parfois pendant plusieurs heures, parfois prétextant passer dans le coin. Il était fascinant, drôle, et partageait avec moi ce besoin de diffuser l’art et la culture autour de nous. Je découvris sa vie sans extravagance mais pourtant si riche. Toutes ces choses dont il ne parle pas – raison pour laquelle je vous raconte cette histoire plutôt que la sienne. Eugène avait toujours vécu au jour le jour. Il avait fait le tour du monde plusieurs fois, avait quitté sa famille à dix-huit ans pour vivre en Écosse où il y avait épousé sa femme quelques mois plus tard. Il ne s’attarda jamais sur son sujet, son souvenir probablement trop douloureux me fendait le cœur à la moindre évocation pourtant. Elle était décédée deux ans plus tôt des suites d’un cancer. Trente-huit ans de mariage qu’il passait sous silence, comme la pièce d’une maison interdite : on en voit la porte et parfois un rai de lumière qui s’en échappe, mais jamais on n’est invité à y entrer.

Au mois de mars suivant il se présenta pour la première fois au comptoir, tandis que j’avais une conversation houleuse avec mon patron. Le sujet concernait la fin de mes études et la probable fin de mon contrat. Comme c’était ironique. Eugène souriait de nouveau à pleine dent, ce qui restait une rareté.

- Eh gamine ! Ça te dirait d’arrêter ces conneries ? lança-t-il en pointant l’homme à côté de moi du pouce.
- Eugène, c’est…
- Hypothèse : imagine qu’un vieux monsieur te propose de monter dans sa voiture pour le suivre jusqu’à un endroit inconnu où il te réserve une surprise, qu’est-ce que tu dirais ?
- Eugène, on en a déjà parlé : reformule dans ta tête avant de t’exprimer !
- Comme je dis : ça te dirait d’arrêter ces conneries ?
- Ce n’est pas le moment, Eugène ! Je pige pas là !
- Je ne sais jamais où aller, mais je sais avec qui y aller, finit-il par dire d’un souffle, une main tendue vers moi. Ne m’oblige pas à te supplier.

C’était extrêmement théâtral, comme tout ce qu’il entreprenait. Voilà peut-être pourquoi je me suis prise au jeu. Je jetai mon tablier, serrai la main de mon ami en contournant le comptoir et disparus avec lui dans la rue. Nous courûmes jusqu’à sa voiture, riant comme deux gamins.

- Qu’est-ce que tu prépares, Eugène ? Tu n’as jamais peur de ce que la vie te réserve toi, hein ? L’inconnu, tout ça ? lui lançai-je en bouclant ma ceinture.
- La vie n’est pas une inconnue, gamine. Il suffit de lui trouver un nom.

Il lança sur mes genoux une clef sur laquelle était gravée cette inscription : « Les Vieilles Feuilles, bouquinerie ».

- C’est ça le nom que tu as choisi pour ta vie ?
- Non.

Ses yeux étaient braqués sur moi. Ces yeux qui avaient vu tant et pourtant me regardaient comme s’ils me découvraient. Ces yeux qui me firent monter les larmes aux miens. Je déglutis douloureusement car je compris. Car il m’expliqua tout sans le moindre mot.

- Bon anniversaire Alice, finit-il par lancer en démarrant le moteur.

Félicitations et encore bienvenue Eugène !
J'ai adoré lire ta fiche, c'est fluide et joliment écrit, il n'y avait aucune crainte à avoir sur ces points !
Eugène est tellement haut en couleur, c'est si plaisant de découvrir les aspects de sa personnalité au fil de la lecture. Je trouve les points de vue externes particulièrement intéressants dans ta fiche ;)
Je suis ravie de te compter parmi nous, j'espère que tu t'amuseras bien ici !

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