La situation aurait été comique si elle n'était pas si dramatique. Ou l'inverse. Elle aurait été dramatique si elle n'était pas si comique. Oui, voilà. Eugène était assis là sur un tabouret, face à un bar où personne ne pouvait le servir car ils étaient seuls et que la porte était fermée à clé. Cela ne semblait pas les inquiéter plus que de raison. De l'autre côté, un homme handicapé chutait. Il ne le vit pas s'écraser à terre, simplement disparaître derrière le bois du comptoir. Comme aspiré par une force invisible. Il aurait voulu l'aider, enfin il aurait pu essayer. Mais c'était peine perdue, trop de distance les séparait. Eugène s'était envolé au-dessus de son propre comptoir une fois, à la boutique, parce qu'un jeune – c'était un autre handicapé d'ailleurs, non ? – dessinait sur ses livres. Ses tibias et genoux s'en souvinrent de longs et douloureux jours.

Alors il se contenta de regarder, une moue vaguement surprise sur le visage. Mais le jeune – était-il vraiment jeune ? – n'en avait pas fini de sa démonstration de bizarreries. Comme un enfant qui découvrait les lois de la physique, le vieil écossais vit sa main lâcher la canne, la regarder tomber à terre, la ramasser, recommencer. Trois fois de suite. La chute lui avait-il endommagé le cerveau ? La thèse du coma se renforçait.

Puis il revint auprès de son ami. De son. Quoi ? Eugène était en bonne compagnie, il manquait une tasse de thé à partager. Une pleine. Il ne leva même pas les yeux au ciel quand il apprit avoir affaire à un amoureux de jazz, les personnes qu'il trouvait d'ordinaire les plus ennuyeuses au monde. Il se souvint plutôt des trente-trois tours que sa femme lui faisait écouter les soirées pluvieuses, au coin d'un feu qu'un majordome quelconque – appelons-le Nestor – entretenait pour eux.  

Les questions qu'on lui posait le replongeaient dans des décennies de bonheur. Les yeux dans le vague, un fin sourire se dessinait sur son visage.

- Ma femme. Elle était prête à tout pour réunir nos amis et nos familles, passer le plus de temps possible avec eux. J'ai un peu voyagé. Aux Etats-Unis en 1975, au Canada en 1977, en Espagne, en Italie, en Allemagne la même année en 1992, en Chine en 2006, en Irlande – quelle idée j'ai eu ? – je ne sais même plus quand, au Japon en 1984, en Grèce en 2012, quelque part en Afrique aussi en 1998.

Il commençait à ne plus avoir de place sur ses doigts qu'il levait un à un en énumérant. Le sourire de son visage se faisait de plus en plus mélancolique.

- Je ne fais pas grand chose dans la vie, répondit-il à la dernière question. J'erre, je crois. J'attends peut-être simplement de passer de l'autre côté. De rejoindre ceux qui m'y attendent. J'ai l'impression de ne déjà plus faire partie de ce monde, vous voyez ? Heureusement que je suis riche, pour compenser.

Puis de froncer les sourcils en regardant le jeune homme, qui lui paraissait bien plus sympathique maintenant :

- Vous n'auriez pas vu des bouteilles, derrière ce comptoir ? Ce thé avait un goût de reviens-y. Mais ça m'a donné envie d'un petit scotch.

La vie continue mais ce n'est plus pareil. Il a raison. C'est comme prendre de la hauteur pour regarder le paysage d'une forêt qu'on aurait commencé à raser. Chaque souche est une vie qui s'en est allée. Et au fil des éclaircissements, le paysage prend une allure de champ de bataille. Sur lequel tous les autres seraient tombés. Excepté lui.

Il ouvrit la bouche pour parler mais son interlocuteur n'avait pas fini de discourir.

Il semblait, à son côté, partager une amertume quasi commune. La solitude le faisait rire jaune. Il terminait son verre mais gardait autour de lui une odeur de cynisme. Eugène le regardait tristement, ses sourcils tombant comme victime d'un trop grand découragement. S'il ne faisait pas attention, on pourrait les croire prêts à tomber. C'était qu'il avait peur d'être face à un miroir – un miroir qui aurait fait des études, mais un miroir quand même – de ses jeunes années. Ou de ce qu'elles auraient pu être sans sa femme peut-être.

Il ouvrit la bouche, pour parler à nouveau, mais ce n'était toujours pas son tour.

Trouver ses forces, faire que la vie vaille la peine d'être vécue. Toutes ces conneries. Il avait raison, en fait. Mais lui n'avait pas encore de cheveux gris. A quoi bon se forcer quand il ne restait que peu de temps ? Après tout il avait sa boutique. Il avait le Chat Noir. Ses dons généreux. Son mécénat d'exception. Tous ces artistes qu'il poussait sur le devant de la scène. N'importe quelle scène. La scène qu'ils voulaient. Et puis surtout, il avait Alice. Il avait retrouvé son âme, en fait. Ou sa conscience. Son sens moral incarné, en quelques sortes. Elle partageait avec lui un lien indéfectible, incompréhensible pour beaucoup. On les avait même déjà avertis des dangers d'une telle dépendance.

Il ouvrit la bouche et cette fois-ci, put en placer une. L'autre en avait terminé avec son optimisme mièvre. Eugène, malgré le dégoût que cela lui apportait, souriait doucement. Gentiment moqueur à la dernière remarque, compatissant aussi, et rêveur de ses jours meilleurs. Merde alors, il souriait chaleureusement.

- Je sais aussi où placer mes forces. Enfin mon argent quoi. C'était sa seule force, en réalité. Qu'est-ce que vous étudiez ? Vous avez l'air d'un scientifique, c'est vrai. Presque un savant fou, à bien y réfléchir. Étrangement et comme jamais ça n'arrivait, ces mots ne s'échappèrent pas de sa bouche. Moi je tiens juste une bouquinerie. C'est une sorte de... promesse, que j'ai faite un jour.

Ses pensées tournées précédemment vers Alice l'avaient poussé à reprendre son téléphone et à vérifier qu'il n'ait reçu aucun message. Il s'aperçut alors que le sien, même, n'était jamais parti. Son souffle commença alors à accélérer, aussi bien que son cœur à s'emballer. Où était Alice, était-elle en sécurité ? Il devait en être sûr.

Il posa la main sur l'épaule de l'homme à son côté. Son regard était suppliant, alarmé. Peut-être même humecté d'angoisse et de soudain désespoir.

- Désolé de ramener ça sur le tapis mais il faut qu'on s'en aille d'ici. Ce n'est pas dans mes habitudes de le demander mais... s'il te plaît, aide-moi. A comprendre et à partir d'ici.

- Le genre avec des bou... quins.

Il s'apprêtait à s'interrompre quand l'autre, le vieux-jeune pourrait-il l'appeler, fit un mouvement en avant, puis que finalement non. Mais l'heure n'était plus vraiment aux confessions. Depuis quand se confiait-il, Eugène, d'ailleurs ? En tout cas il aimait bien. Bizarre. Jusque là il avait toujours eu horreur de ça. Mais en tout cas là il aimait bien. Ce garçon lui était fort sympathique, l'encourageait au partage, à l'échange. Depuis quand trouvait-il les gens sympathiques ? En tout cas ce garçon-là lui était fort sympathique.

Cela pouvait durer indéfiniment, des milliers de pensées qui se répétaient dans sa tête pour faire face à la folie de la scène par une autre folie, plus douce. Celle de l'esprit. Des pensées vagabondes, qui n'ont ni queue ni tête. Comme un Chat d'Angleterre. Enfin lui là, peu importait son nom. L'écossais et les comtés d'Angleterre, hein. Qui peut n'être qu'un peu, ou pas du tout, ou tout entier. A sa guise.

Mangez-moi.

Étrange qu'Eugène ne l'ait pas encore fait, lui qui adorait jouer la provoc. Il s'inquiétait beaucoup pour Alice encore. Lui qui buvait son thé avec un compagnon. Sur la tête du Chat qui est ou n'est pas. Merde si le Chapelier était son rôle. Ça a toujours été le moins intéressant de l'histoire.

Il fronçait les sourcils, inquiets. Yve s'apprêtait à obéir à un gâteau. Y avait-il une seule chose de bonne qui émanait de cette étrange phrase ? Délires fantasmagoriques ou nouveau coup du lobby du sucre, si Eugène n'était pas si borné, le choix serait depuis longtemps fait.

Mais rien ne se passa. Ses sourcils se haussèrent, comme eux-mêmes surpris du manque de grandiose dans la scène. Il prit un gâteau entre les doigts, le fit tourner, le renifla.

- Si ça peut te rassurer tu n'as pas changé de taille, avoua-t-il enfin, manifestement déçu. Et si on continuait plutôt de m'écouter parler ?

Voilà, vexé par des biscuits.

Il s'accouda au bar sans se rendre compte de ses gestes. De la routine qui s'installait comme une vieille amie à côté de lui. Lui affalé, un comptoir pour accueillir son corps épuisé, un serveur pour l'écouter et le plaindre. Existait-il une seule personne à qui Eugène a su se confier ? Il avait du mal à s'en rappeler, comme un rêve qui s'échappe quand on essaie de se le remémorer.

- Comment ça va, la boutique ?
- Oh... same old same old. Regarder les jours passer sans trop s'y impliquer. Le problème ce n'est pas de travailler au lieu de prendre ma retraite – qu'est-ce que je m'ennuierais, seigneur ! – ou de tenir une simple boutique alors que je pourrais m'acheter tout le quartier. Tu sais ce que c'est, le problème ?

Tout le monde savait très bien ce qu'était le problème d'Eugène depuis son plus jeune âge, lorsqu'il regardait les gens dans la rue depuis sa poussette et les sommait de dégager, ou leur signifiait verbalement la répugnance qu'il avait à voir leur physique ingrat.

- Les gens ! Il y a plus de respect. Encore la semaine dernière, on me demande quoi ? De faire un paquet cadeau. Non mais franchement... Ce sont de vilaines sangsues à énergie. Il fit un bruit de succion en mimant quelque chose de la main qui aspirerait son visage. Heureusement, j'ai la petite... Il jeta un nouveau coup d’œil à son téléphone, les sourcils en position d'inquiétude. 9Sinon je serais retourné chez moi. Tant pis si je me fais chier, au moins personne le fera pour moi, de me faire chier ! Oups...

Tant absorbé par son discours, Eugène bougeait les mains comme à son habitude sans vraiment faire attention à ses mouvements. Aussi ne se vit-il pas, l'esprit occupé par la rage à la pensée de toutes ces personnes qui lui pourrissaient le quotidien, ses doigts saisir un petit gâteau, dans lequel il croqua machinalement comme on gobe quelques cacahuètes en apéritif.

- Merde, moi aussi je vais me transformer en serveur ?

La personne en charge du bar. Bien sûr qu'il n'est pas serveur. Eugène le sait puisqu'il le connaît bien. Il le connaît bien ? La situation, elle, il la connaissait certainement. Elle était la même plusieurs soirs par semaine. Accoudé au comptoir, il sirotait un verre et discutait avec ce jeune sympathique, là. La routine. C'était peut-être elle qui l'empêchait, d'ailleurs, de ne pas péter un plomb. La routine. Confortable et tranquille.

Le mal était fait.

Le gâteau croqué, il se contenta de le terminer et en piocha même un nouveau. Rien ne semblait lui arriver de catastrophique. Mais il était heureux de retrouver le garçon. Un visage familier avait de quoi le détendre, après tout ce qu'il avait vécu. Ou était en train de vivre. Il n'en était plus vraiment sûr. Après tout, il vivait une soirée comme il avait l'habitude d'en vivre au Chat Noir, à causer au bar avec Nour. Non Yve, avec sa canne. Merde, il était sûr d'avoir aperçu Nour sans savoir où.

- Comment va Alice, d'ailleurs ?

Ah si, le voilà ! Toujours à s'intéresser au bien-être de la pétillante Alice.

- Je sais pas j'ai... j'ai pas de nouvelle, lança Eugène en jetant un œil à son téléphone. Je devrais en avoir avec tout ce qui se passe... Mais elle m'a parlé de toi l'autre jour, si c'est ce qui t'intéresse. Puis une pause, le regard vide un instant. Je me demande si elle commencerait pas à songer à partir.

Sans savoir s'il avait parlé suffisamment fort, plutôt que pour lui-même. La pensée le taraudait depuis quelques temps et mettre des mots sur cette idée avait un effet dévastateur sur le moral. Heureusement, le garçon avait posé une question qui permettait au vieux bougon de détourner la discussion.

- Si tu veux me préparer un cocktail tu sais très bien lequel faire. Un Great Pumpkin fera l'affaire. Maintenant dis-moi...

Il se pencha en avant sur le comptoir, les mains jointes sous son torse, comme prêt pour une discussion au sérieux indéniable et à l'importance capitale.

- T'aurais pas changé de coupe de cheveux ou un truc du genre ?